LES CONFESSIONS DE KENDRICK LAMAR SUR «MR. MORALE & THE BIG STEPPERS»

Renell Medrano 

À quoi reconnaît-on les génies? Un esprit créatif sans limites, une capacité à saisir les affres et démons d’une époque torturée, et l’adoubement d’une audience consciente de l’oeuvre qui se dévoile sous ses yeux. Si cette définition s’applique à la musique actuelle, alors Kendrick Lamar fait incontestablement du gotha. Trois pièces majeures de l’histoire récente du hip-hop, un prix Pulitzer, l’ex-protégé de Dr. Dre qui vole depuis longtemps de ses propres ailes s’est imposé comme le rappeur le plus influent de ces dix dernières années, la longue attente de cinq ans avant la sortie de ce nouvel album renforçant encore l’aspect mystérieux qui façonne les légendes. Intrigant.

Mais la plupart des mystères sont faits pour être résolus. «Mr. Morale & The Big Steppers» , double album sorti vendredi, écarte une nouvelle fois «K-Dot» de ses propres sentiers battus et offre au public toutes les clés nécessaires pour comprendre les traumas, peurs et doutes de l’artiste originaire de Compton. Jamais le rappeur de 34 ans n’avait aussi été introspectif. Un témoignage à coeur ouvert sur son rapport au père («Father Time»), l’héritage des violences subies par sa mère («Mother I Sober») ou encore sa santé mentale («United in Grief»), les confessions sont intimes.

Le musicien rompt avec sa traditionnelle discrétion allant jusqu’à mettre en scène sa propre famille. Son épouse Whitney Alford apparait avec les enfants du couple sur la couverture et compte parmi les narrateurs de l’album au même titre qu’Eckhart Tollé, le célèbre écrivain et conférencier auteur du best-seller «Le Pouvoir du moment présent». Un choix révélateur d’une maturité émotionnelle inégalée dans le paysage hip-hop. D’une richesse rare, ce nouvel album est truffé d’anecdotes, de ses expériences amoureuses lors d’une tournée européenne à sa propre remise en question suivant la réconciliation entre Drake et Kanye West.

D’aucuns regretteront que ce chantre de la fierté afro-américaine ait un peu laissé de côté ses réflexions sur le racisme aux États-Unis, largement dissertées dans ses deux précédents albums «To Pimp A Butterfly» (2015) et DAMN. (2017). Une affirmation à moitié vraie. Kendrick Lamar conserve cette incroyable capacité à partir de ses propres expériences pour en dégager des conclusions sur son environnement. La condition noire en Amérique en fait évidemment partie, mais il se révèle également capable de dépasser ce cadre. «Auntie Diaries» traite de la transidentité et de l’homophobie sous un angle totalement nouveau, «We Cry Together» mime une dispute de couple qui bascule dans l’irrationalité, «Savior» aborde ses réflexions sur le capitalisme… et la pandémie. À méditer.

Telle une production jazz, les beats évoluent et se transforment, chaque producteur apportant sa propre musicalité, sans jamais briser l’harmonie. Parmi eux, quelques grands noms (Pharrell, the Alchemist, DJ Dahi), mais à aucun moment, Kendrick Lamar ne donne l’impression d’avoir voulu réunir une somme d’étoiles. C’est même le contraire, les différents invités servent l’oeuvre, chacun ayant un rôle bien précis: ses nouveaux affiliés de pgLang Tanna Leone et son cousin Baby Keem succèdent à ses partenaires historiques Schoolboy Q et Jay Rock, symbolisant la fin de l’ère TDE pour Kendrick;

Notons également les participations de la nouvelle star du R&B Summer Walker, de la légende du Wu-Tang Clan Ghostface Killah, de l’Anglais Sampha, de la chanteuse de Portishead Beth Gibbons, du fidèle Thundercat, mais surtout du très controversé Kodak Black, rappeur aux multiples frasques et démêlées judiciaires.

Le tout est porté par une variété de flows unique. Kendrick Lamar dévoile un phrasé différent sur… chaque morceau. Prodigieux, comme le single «The Heart 5» sorti lundi. Tel un boxeur sûr de sa force, le rappeur s’est payé le luxe de ne pas faire figurer le titre sur la tracklist.

Quelques heures après sa sortie, il demeure encore difficile d’imaginer quelle place cet album aura dans l’histoire du hip-hop américain, ou même au sein de la discographie du Californien. Si les premiers retours critiques sont dithyrambiques, une oeuvre aussi fouillée se dévoile au fil des semaines, des mois, voire des années.

Kendrick Lamar de retour sur scène pour le Big Steppers Tour avec Baby Keem et Tanna Leone. Il passera par Paris en octobre prochain.